Demonia – journal d’un tournage
Mardi 28 Novembre 1989
J’ai appris hier que le tournage des intérieurs se déroulerait sur Rome. Je ne sais toujours pas quel personnage je suis censé incarner. D’après une amie qui le connaît, Brett Halsey semble savoir que nous partons Samedi pour Sciacca, je ne sais donc quoi penser! […] Le téléphone a encore sonné, et c’était la costumière de Demonia. Elle m’en a dit un peu plus sur mon rôle: Je m’appelle Sean Kinsella. Je viens d’Irlande. Je suis un archéologue, un vieux, un dur. J’aime bien creuser et danser la gigue. Je viens de naître en tant que personnage de film à petit budget. Je vais avoir une vie et une mort qui se répètera chaque fois que quelqu’un mettra la cassette dans son magnéto, mais je ne m’en rendrai pas compte car je ne suis pas réel.
Un retour aux sources
De Lucio Fulci, on retient souvent les grands films d’horreur comme L’Enfer des zombies ou L’Au-delà au détriment de ses comédies, de ses grandes réussites du tournant des années 60 tout comme de sa fin carrière. C’est tout juste si les cinéphiles avertis font l’effort de lever les sourcils à l’évocation des dix dernières années de la carrière du réalisateur romain, qui contiennent néanmoins de belles réussites comme Murderock ou La Casa nel Tempo. Cette période est un terrain accidenté, certes, mais sous lequel se cache une mine dans laquelle attendent quelques trésors cachés. Un film comme Demonia, souvent stigmatisé pour ses faiblesses scénaristiques et ses effets spéciaux laborieux, peut éclairer sur la méthode de travail de Lucio Fulci, sur sa façon d’appréhender son métier et ses obsessions.
En effet, Demonia regorge de variations sur des séquences-clefs de la filmographie de Fulci : sans vouloir dresser une liste exhaustive, il faut simplement rappeler que son introduction est composée d’une double reprise de la crucifixion de L’Au-delà et de la séance de spiritisme de Frayeurs. Sa construction renvoie d’ailleurs globalement à celles de ces chefs-d’œuvre, privilégiant le développement d’une atmosphère onirique à une solide charpente narrative. Pourquoi, dans ce cas, Demonia n’atteint-il pas le niveau de ses prédécesseurs?
Pour comprendre cela, il faut sans doute revenir aux origines du projet. En 1989, Lucio Fulci vient de tourner pour la télévision deux longs métrages à petit budget, et cherche un nouveau travail le plus vite possible. Il se tourne vers Ettore Spagnuolo, un producteur avec lequel il a déjà travaillé sur Aenigma, et lui propose de tourner un film d’horreur dans la grande lignée de ses succès d’antan. Spagnuolo est un producteur peu expérimenté, comme le décrira plus tard son ami proche Michael Aronin : « Ettore n’a jamais été un producteur, c’était plutôt un comptable. Il risquait son propre argent, et sa seule capacité était d’additionner des chiffres. Il n’a jamais été capable de lire un script et d’évaluer ce qu’il coûterait: il s’en remettait donc au réalisateur pour lui dire combien de temps de tournage chaque projet nécessitait. » (1) Spagnuolo fait confiance à Fulci, vétéran du cinéma de genre. Ce dernier se retrouve donc seul aux commandes artistiques d’un projet qu’il compte tourner le plus rapidement possible : il se lance dans l’écriture avec le débutant Antonio Tentori. Ensemble, ils écrivent le sujet du film, puis Fulci recrute Piero Regnoli, vieux roublard de l’écriture scénaristique (Navajo Joe ou L’Avion de l’Apocalypse, entre une bonne centaine d’autres) pour finaliser le script.
La pré-production est courte et Fulci ne peut faire appel à la squadra du temps de sa splendeur. Alors, Luigi Ciccarese est recruté comme chef opérateur, poste clef s’il en est dans le système Fulci, tant l’ambiance visuelle est prépondérante pour l’immersion spectatorielle dans les contrées cauchemardesques que le réalisateur dévoile. Ciccarese n’est pas un inconnu pour Fulci puisqu’il a travaillé avec lui sur Zombi 3 et Aenigma: il connaît donc les limites de son art, bien loin de l’éclatante précision d’un Sergio Salvati. Sandro Grossi, fidèle du Fulci des dernières années, se charge du cadre, tandis qu’Otelo Colangeli, un vétéran, est engagé pour le montage. Camilla Fulci, la fille du réalisateur, sera son assistante. Le casting est composé autour des présences de Brett Halsey, Al Cliver et Christina Engelhardt. La novice Meg Register est choisie pour incarner la jeune héroïne visionnaire, dans la droite ligne des rôles tenus par Catriona McCall (celle-ci a décliné l’invitation). Tout ce petit monde s’embarque pour Sciacca, une petite ville sicilienne où doit se dérouler le tournage.
2 Décembre 1989
J’ai rencontré une partie de l’équipe, ils m’ont conduit jusqu’à Sciacca. Je ne sais pas bien ce que fait Claudio ni qui il est, mais Emilio semble avoir quelque chose à voir avec l’argent et Pino est maquilleur. Une jeune fille blonde s’est présentée mais je n’ai pas retenu son nom. J’ai encore rencontré un certain nombre de personnes dont je ne connais ni le nom ni le rôle, ainsi que Brett Halsey qui est un malade d’ordinateurs comme moi. Je ne lui ai pas encore dit combien Follow the Sun était important pour moi il y a quelques années.
Comme un rêve antique
C’est comme si la Renaissance n’était qu’une rumeur dans la Sicile du XVème siècle… Les ténèbres moyenâgeuses règnent encore et toujours sur l’île. Accusées de pacte avec le démon et de pratiques orgiaques, cinq nonnes sont crucifiées sous les voûtes des caves de leur couvent par une foule de villageois avant de mourir dans d’horribles souffrances. 500 ans plus tard, une équipe d’archéologues de l’université de Toronto débarque dans le petit village où a eu lieu le massacre, et découvre une vie autarcique, des autochtones comme figés dans le temps et l’isolation. Lisa, la plus jeune des chercheuses, commence alors à faire de mauvais rêves…
Demonia s’ouvre par deux belles séquences reprenant ouvertement des pans majeurs de la filmographie de Fulci : il y a, à peine modifiées, la crucifixion du peintre fou de L’Au-delà et la séance de spiritisme de Frayeurs, les deux passages s’enchaînant comme s’ils n’avaient jamais fait partis de deux histoires différentes. Les toiles sensitives de Fulci s’entremêlent, forment un réseau inextricable, à partir duquel l’auteur changé en adepte du collage va tenter de refondre un nouveau récit ; si Un Gatto Nel Cervello s’affichera un peu trop ouvertement comme réflexion post-moderne, Demonia creuse plutôt la veine d’Aenigma, autre film qui tentait de réécrire le cinéma horrifique italien à partir d’éléments passés.
Pour certains des participants, les deux films entretiennent d’ailleurs un autre lien. Michael Aronin est encore aujourd’hui persuadé que l’attitude de Lucio Fulci sur le plateau venait d’un contentieux préalable entre le réalisateur et le producteur: « D’après moi, Fulci en voulait personnellement au producteur à cause d’une autre production, et ce tournage était une vendetta personnelle. Il a sérieusement, et de façon volontaire, sous-estimé le temps de tournage, et le producteur s’est retrouvé à court d’argent. J’ai personnellement mis en garde le producteur juste avant le tournage, je lui ai dit que c’était trop court et que nous ne pourrions pas tout tourner, et il m’a répondu que le réalisateur lui avait assuré que tout irait bien. Je ne connais pas bien les travaux précédents de Fulci, en tout cas travailler avec lui fut une expérience plus que déplaisante. ». (2) La pénurie est totale et si les acteurs mangent tous ensemble dans l’hôtel réservé par la production, c’est d’abord parce qu’ils s’apprécient, mais aussi parce qu’ils n’ont pas les moyens d’aller au restaurant. Christina Engelhardt confirme qu’une curieuse ambiance régnait sur le plateau, guère améliorée par un accident de voiture impliquant une partie des acteurs que la production tente de passer sous silence pour éviter tout problème d’assurance : « Tout le monde était très sympathique, mais les producteurs me semblaient un peu étranges. C’était vraiment un petit budget, avec des économies partout, tout le monde se battait pour son salaire, alors j’ai bien eu l’impression que l’argent de l’assurance a fini dans la poche de quelqu’un. » (3) Le tournage avance donc cahin-caha, Fulci perdant régulièrement patience devant les difficultés constantes auxquelles il est confronté, notamment au niveau des rendus des effets spéciaux : « Je crois que dans l’ensemble Fulci alternait entre sa méthode de tournage classique pour certaines séquences, et un style plus direct pour d’autres. Pour la scène de mise à mort sur les pieux, par exemple, il y avait un curieux mélange de rigueur et de je-m’en-foutisme. Je ne me souviens de personne – que ce soit la script, l’assistante réalisatrice ou Fulci lui-même – pour se soucier de la continuité entre les prises. À un moment, toujours en hurlant, Fulci m’a dit quelque chose en m’appelant Sir Laurence Olivier – et ce n’était pas spécialement un compliment. Enfin on ne peut pas être certain, mais je ne crois pas ! ». (4) Les précautions les plus élémentaires sont oubliées, et l’on tourne dans l’urgence, bien loin du professionnalisme forcené des plateaux de L’Enfer des zombies ou de Frayeurs : « On nous expliquait que nous ne tournerions pas la chute sur les pieux, que nous avions des doublures qui s’en chargeraient. On a même serré la main de ces types, mais quand est venue l’heure du tournage de cette scène, ils étaient rentrés chez eux! On a tourné de nuit, en intérieur, sans répétition. On nous avait montré l’endroit tandis qu’il faisait toujours jour, mais la nuit venue la seule chose que l’on pouvait voir, c’était les éclairages qui nous aveuglaient. Tout le reste était plongé dans l’obscurité. Je ne savais même pas où était la caméra, et je l’ai regardée pour la première prise. Pour la seconde, j’ai essayé de ne pas regarder dans la même direction, et j’ai sauté au hasard dans le trou, sans trop savoir si je visais juste. Il y avait un peu plus de lumière au fond du trou, bizarrement, et je me suis rendu compte que mon front était à deux centimètres d’un rocher saillant qui n’avait pas été couvert par un matelas. Parfait ! » (5)
25 Décembre 1989
Nous sommes allés sur le plateau en haut de la montagne. Avoir des informations, pour un acteur, est un des aspects les plus difficiles du travail. Où allons-nous tourner? Quelle partie allons-nous faire d’abord? Avec obstination, et en demandant aux bonnes personnes, il est possible d’obtenir l’information. Un assistant réalisateur – Antonio – est particulièrement sympathique. Il est très tranquille. On ne s’attend pas à ce qu’il soit autant impliqué dans un film d’horreur. Il nous explique toujours, dans un anglais posé, comment le tournage va se passer et ce qu’il y aura dans le cadre. Les gens des costumes étaient vraiment à la bourre. Cette chère Hilda – une autre personne que tu ne t’attendrais pas à trouver sur un tel plateau – faisait ce qu’elle pouvait mais n’y arrivait pas. Ce n’était pas forcément sa faute. Une large part de la confusion peut venir de la pré-production, ou de l’absence de pré-production dans notre cas. Fulci ne semble pas avoir organisé toutes ces choses. Et il crie. Il crie sur tout le monde, tout le temps. Ce n’est pas forcément méchant, mais ça devient fatiguant assez rapidement.
Dans l’amphithéâtre vide, les fantômes ressurgissent
Les fouilles archéologiques peuvent débuter. À mesure que les travaux avancent, les meurtres s’accumulent, tout comme les images rémanentes du cinéma de Fulci. On croise un Al Cliver bouffi à bord du voilier Perversion toujours à quai, un Brett Halsey perdu dans un amphithéâtre en ruine… Et tout ce beau monde ingère de formidables flots d’alcool, pour supporter la stase ou l’échec. Le parcours de notre Lisa à la blondeur éthérée sera donc une triple recherche : la première se déroulera entre les vestiges du couvent, la seconde entre ceux du cinéma, la troisième entre les suspects des homicides commis. Lisa, tout comme nous, connaît déjà les coupables : elle se désintéresse donc de l’enquête, que reprend Fulci lui-même, incarnant un certain inspecteur Carter, héritier de tous les policiers perdus du giallo.
Lisa, elle, se découvre des pouvoirs sensoriels puissants qui en font la digne héritière de son homonyme de L’Au-delà. Tandis qu’elle se débat dans son lit, en proie à d’invisibles démons, Ciccarese nimbe la jeune femme d’un halo bleu… Il suit sa descente dans les catacombes, capte l’univers se resserrant autour de ses yeux bleus en amande : on retrouve chez Fulci l’attention passée pour le moment du contact entre l’être et le monde qui l’entoure, cette volonté de filmer l’infilmable – la condition humaine même. Mais tout, malheureusement, est plus forcé, quasiment caricatural. Fulci, visiblement, entretient un rapport équivoque avec son équipe technique, ne passe que peu de temps avec ses acteurs, si ce n’est Brett Halsey et Al Cliver, ses grands complices devant l’éternel.
4 Décembre 1989
Il ne s’est pas passé grand chose aujourd’hui. Nous avons eu une réunion avec le metteur en scène vers 16h30. Tous les acteurs principaux furent rassemblés dans une petite pièce, et Lucio Fulci a parlé rapidement de la façon dont M. Brett Halsey réécrirait un peu certains dialogues. C’était quasiment impossible au début de comprendre Fulci, mais je m’améliore. Au bout de dix minutes, il avait fini, et s’apprêtait à partir. Je lui ai posé une question sur l’accent de mon personnage (il n’avait absolument rien dit sur les rôles). Oui, il veut que j’aie l’accent irlandais, tout comme Pascal. (6) Le groupe s’est dispersé.
Persistance des formes
Malgré la fadeur des images tournées en extérieur, malgré le manque évident de moyens, la force poétique de Fulci réapparaît à l’écran par brefs instants : en particulier dans la façon dont le passé peut venir faire craquer les murs des ruines, peut s’infiltrer dans l’air autour des rares personnes qui osent s’aventurer dans les lieux oubliés. Le monastère utilisé était vierge de cinéma, jamais son image n’avait été capturée auparavant. Ses murs n’en sont que plus évocateurs. Comme s’en souvient avec puissance Grady Clarkson, qui jouait l’un des deux archéologues périssant ivres dans les profondeurs du bâtiment : « Cette forteresse de montage déguisée en monastère était remarquable, les ruines dégagent toujours quelque chose de particulier. Il y a comme l’aura du passé qui vient vous entourer, c’est autre chose que la présence fantomatique des morts, c’est autre chose que les doux arômes de l’histoire… Qu’est-ce que c’est ? Peut-être que c’est toute l’énergie qui retombe comme un brouillard après les moments d’émotion forte, de conflit, d’amour, les journées entières à regarder l’horizon en attendant l’ennemi. Peut-être que c’est toutes ces choses qui font que le passé vient envahir le présent. » (7)
Le présent s’étiole totalement face aux reprises du passé. Pendant ce temps, les acteurs jouent sous les yeux des squelettes de mystiques morts depuis longtemps sous les ordres d’un Fulci vociférant. Demonia ne va nulle part, et le réalisateur semble le savoir. Les envolées surréalistes qui auraient dû permettre au film de fonctionner sur un constant aller-retour entre l’enquête policière et l’enquête métaphysique sont brisées par l’inexpérience du directeur de la photographie. En effet, ce dernier peine avec ses filtres et les réglages des niveaux de lumière. Les raides mannequins qui se déchirent et libèrent des tripes, comme ceux qui brûlent dans des flammes impies, ne sont pas élevés par alchimie au rang d’êtres sous l’œil de la caméra. Encore une fois, la réalité rattrape Fulci et le dur soleil sicilien vient brûler la fragile pellicule. Demonia ne se hissera jamais au rang de ses illustres aînés et n’en offrira pas non plus une interprétation satisfaisante. Et Lisa de foncer, aveugle, vers son autodestruction…
25 Décembre 1989
Le premier plan a été tourné près d’une ancienne volée de marches. Il y avait eu, semble-t-il, un toit, fut un temps… mais il n’en restait plus rien. De la végétation avait envahi l’endroit depuis longtemps. Et tout autour de nous, des treilles couraient le long des murs. L’endroit est vraiment [pour une raison inconnue, j’ai arrêté ici cette dernière entrée dans mon journal. Peut-être ai-je dû quitter mon cahier pour aller travailler. Mais je me souviens de beaucoup de choses, si ce n’est de tout, concernant ce tournage. 23 ans, c’est long, pour se souvenir de petits détails.
Tous les extraits de journaux sont issus de documents fournis par Grady Clarkson qui incarne Sean dans Demonia. Les photographies de tournage proviennent également de sa collection personnelle. Nous tenons tout particulièrement à remercier Grady pour sa gentillesse et sa disponibilité.
(1) Entretien de l’auteur avec Michael Aronin, Avril 2010, traduction de l’auteur depuis l’anglais.
(2) Entretien de l’auteur avec Michael Aronin, Avril 2010, traduction de l’auteur depuis l’anglais.
(3) Entretien de l’auteur avec Christina Engelhardt, Mars 2010, traduction de l’auteur depuis l’anglais.
(4) Entretien de l’auteur avec Grady Clarkson, Mars 2010, traduction de l’auteur depuis l’anglais.
(5) Entretien de l’auteur avec Grady Clarkson, Mars 2010, traduction de l’auteur depuis l’anglais.
(6) Pascal Druant, qui joue le rôle de Kevin dans Demonia.
(7) Entretien de l’auteur avec Grady Clarkson, Mars 2010, traduction de l’auteur depuis l’anglais.
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